CHAPITRE XX
Le matérialisme hystérique
Le procès de Nicolaiev et des treize « zinoviévistes » est le premier d’une série qui s’étend sur les six premiers mois de 1935 et révèle à la fois la volonté de Staline de frapper fort et une certaine nervosité inquiète. Le 9 janvier 1935, la Conférence spéciale du Guépéou condamne à la prison et à l’exil 77 Léningradois, dont 65 membres du Parti, tous, sauf 8, anciens opposants, déclarés membres d’un mythique « Groupe contre-révolutionnaire zinovieviste léningradois ». Le 16 janvier, elle condamne 19 membres d’un tout aussi mythique « Centre de Moscou », dirigé par Zinoviev et Kamenev, jugés moralement responsables de l’assassinat, à des peines de 5 à 10 ans de prison. Staline a de sa main établi la liste des membres des deux groupes.
Au milieu de cette avalanche de condamnations, Staline demande à Enoukidzé, président du Comité exécutif central des soviets, de lui soumettre un autre schéma de refonte de la Constitution. Le 10 janvier, Enoukidzé lui propose de remplacer le vote à plusieurs degrés par un vote direct. Staline juge cette modification insuffisante et demande un projet à Molotov ; le 25 janvier, dans une note aux membres du Bureau politique, il affirme : la question « est beaucoup plus complexe qu’il ne peut sembler au premier regard[763] ». Il propose d’instaurer le scrutin direct et secret, en affirmant étrangement que la situation et le rapport des forces sont favorables. En réalité, il veut, par un habillage démocratique de la procédure électorale, donner à l’URSS un visage plus acceptable pour les démocraties occidentales.
Ce jeu ne le détourne pas un instant de sa campagne répressive. Le 17 janvier, il soumet au Bureau politique le texte d’une circulaire confidentielle du Comité central aux secrétaires régionaux du Parti, envoyée dès le lendemain, sur « Les leçons des événements liés au meurtre scélérat du camarade Kirov », organisé, dit-il, par Kamenev et Zinoviev. Il y ordonne le recensement de tous les membres du Parti ayant un jour exprimé une quelconque réticence vis-à-vis de la « ligne générale » et en organise la traque. Un millier d’anciens opposants de Leningrad sont exilés. En Ukraine, les anciens militants trotskystes et zinoviévistes sont chassés des grandes zones industrielles et des grandes villes.
Staline prolonge jusqu’en avril 1935 l’épuration du Parti commencée en 1933, et qui devait s’achever en décembre 1934. À peine l’opération terminée, il initie une procédure complémentaire de vérification des documents des membres du Parti, tout juste passés au crible. Au Comité central de décembre 1935, Iejov annonce que cette vérification a abouti à une nouvelle charrette d’exclusions, touchant 18 % des adhérents (près de 350 000, soit, depuis le 1er janvier 1933, 750 000 exclus, souvent chassés de leur logement et de leur emploi). Le 14 janvier, au nom du Comité central, Staline décide de faire en plus remplacer toutes les cartes des militants et des membres stagiaires du Parti par de nouveaux documents. Selon la Pravda, il ne s’agit en rien d’une formalité administrative ; le Parti continuera ainsi à être nettoyé « des trotskystes, zinoviévistes, gardes blancs, filous et autres vermines », en nombre sans cesse croissant. C’est, en trois ans, la troisième purge au sein d’un parti soumis par Staline à une tension et à un harcèlement permanents. Ses militants, constamment soupçonnés, contrôlés, vérifiés, sanctionnés, ne peuvent plus émettre une opinion ni discuter sans craindre un rapport ou une dénonciation.
Staline et Iejov exigent des instances du Parti qu’elles transmettent les dossiers des exclus au NKVD, qui en arrête la majorité. Selon Iejov, la vérification des documents a permis au NKVD de découvrir en masse policiers et espions, mais Iagoda n’a pas bronché. « Je l’ai signalé à Staline qui a convoqué Iagoda et lui a demandé de s’occuper immédiatement de ces affaires. Iagoda en était très mécontent, mais il a été obligé d’effectuer les arrestations des individus sur lesquels nous lui fournissions des dossiers[764]. » Staline a donc constitué au sein du NKVD son propre réseau, directement relié à son secrétariat personnel ou Département secret pour préparer l’étape suivante ; après avoir terrorisé la base du Parti par son appareil, il terrorisera et épurera l’appareil par la police politique.
L’assassinat de Kirov est ainsi le premier maillon de la Grande Terreur qui va dévaster le monde politique soviétique. Evguenia Guinzbourg l’a noté en un raccourci saisissant du Vertige : « L’année 1937 a commencé en vérité à la fin de 1934, très exactement le 1er décembre 1934[765]. » Le communiste yougoslave Vouyovitch déclare le jour même de l’assassinat : « C’est le début de la fin. Ça va commencer par nous et ça continuera comme une avalanche[766]. » Il en sera l’une des innombrables victimes.
Staline en profite pour accélérer la personnalisation du pouvoir et sa concentration entre ses seules mains. Les réunions plénières du Bureau politique se font de plus en plus rares : de 94 en 1931 on passe à 20 en 1935. Le déclenchement de la Grande Terreur les réduira à une rarissime formalité : de 9 réunions en 1936, on passe à 2 en 1939 ! À la place, Staline réunit des commissions qu’il compose à son gré, ou convoque dans son bureau des réunions informelles, où il invite ceux dont il a besoin sur le moment. Son bureau personnel devient le lieu central du pouvoir. Les décisions prises sont, ou non, envoyées ensuite aux membres du Bureau politique, invités à les contresigner.
L’écrasante majorité des résolutions et décisions du Bureau politique sont prises par consultation écrite ou téléphonique de ses membres, qui tient lieu de débat, renforce l’arbitraire de Staline et transforme l’instance suprême en chambre d’enregistrement. Pas de réunions, cela veut dire pas de discussions collectives, pas d’occasions d’affirmer une position individuelle, de faire pression pour défendre son secteur. Staline présente souvent ses décisions personnelles comme des résolutions du Bureau politique, prises après en avoir discuté avec un ou deux de ses membres et signées de l’un d’eux. Ses relations avec ses vieux compagnons deviennent des rapports de maître à vassal, même sur le plan privé. Maria Svanidzé perçoit cette modification lors du repas d’anniversaire de Staline, le 21 décembre 1935. À son arrivée, tout le monde est déjà installé : Vorochilov, Kaganovitch, Kossior, Postychev, Beria, Molotov, Mikoian, Ordjonikidzé : « Joseph était en pleine forme et tous les gens attablés étaient bruyants et joyeux, sauf Kaganovitch et Mikoian qui devaient présenter un rapport au plénum du Comité central. Ils étaient tous les deux pâles et pensifs, et tout le monde se moquait d’eux[767]. » Les deux hommes craignaient les sarcasmes du patron.
Un article de la Pravda a évoqué, à propos du meurtre de Kirov, « la tourbe puante des trotskystes, des zinoviévistes et des anciens princes ». Trotsky discerne un avertissement caché dans cet amalgame de la tourbe et de la lie, « dirigé […] selon toute apparence contre des tendances "libérales" au sein de la bureaucratie dirigeante ». Il voit dans la campagne contre les trotskystes « le prélude à un coup porté à des ennemis plus proches et plus intimes du bonapartisme stalinien », la préparation « d’un nouveau coup d’État visant à la consolidation juridique du pouvoir personnel […] une nouvelle étape, dont le meurtre de Kirov n’a été qu’un sinistre présage[768] ». Staline concocte en effet un coup de force. Le même article de la Pravda dénonce l’infiltration dans l’appareil d’« ennemis farouches, qui agissent sur l’ordre des services de renseignements étrangers et qui réussissent, à cause de l’indolence, de la confiance obtuse, de la bienveillance opportuniste des éléments anti-Parti ». Il faut donc l’épurer. Staline prépare sa purge en se présentant sans cesse comme la cible d’anciens opposants organisés. Ce terrorisme virtuel, dont l’assassinat de Kirov doit confirmer la réalité, lui permet de déclencher la terreur d’État.
Il frappe au cœur du Kremlin lui-même, dont il décime le personnel. Dans la nuit du 20 janvier, le NKVD arrête une jeune femme de ménage, Anna Avdeieva. Embarquée à la Loubianka, elle est interrogée par le vice-président du NKVD lui-même, Agranov, qui revient de Leningrad où il a bouclé l’« enquête » sur l’affaire Kirov. Une lettre a dénoncé les bavardages « antisoviétiques » de femmes de ménage dans les toilettes du Kremlin. L’une dit : « Le camarade Staline mange bien, mais travaille peu. Les gens travaillent pour lui, c’est pour ça qu’il est si gros. » Avdeieva affirme : « Staline a tué sa femme. » Une troisième déclare : « Le camarade Staline touche beaucoup d’argent, il nous trompe en disant qu’il touche 200 roubles[769]. » Le secrétaire du Comité exécutif central, sis au Kremlin, Abel Enoukidzé, chargé d’assurer la garde et la sécurité des habitants du Kremlin, n’a accordé aucune importance à ces propos de femmes de ménage. Staline, averti, décide de s’en servir pour fabriquer une affaire au long cours.
Le NKVD embarque ensuite les sept femmes bibliothécaires du Kremlin, ainsi que la téléphoniste. Le 14 février, Staline limoge Peterson, le commandant du Kremlin, véritable chef de la garde armée, ancien responsable de la garde de Trotsky, en poste depuis avril 1920, puis expulse du Kremlin le Comité exécutif central et ses filiales qui recevaient chaque jour de nombreux visiteurs. Le 27 février 1935, la bibliothécaire Moukhanova, noble d’origine, affirme que sa voisine de bureau, Nina Rosenfeld, l’ancienne femme du frère cadet de Léon Kamenev, Nicolas, dessinateur, lui a déclaré : « Il faut tuer Staline. » Le dessinateur, arrêté, craque vite et charge son aîné, dont, dit-il, « l’attitude hostile à l’égard de Staline a contribué à la formation de ses opinions et intentions contre-révolutionnaires et terroristes[770] ». Le 3 mars 1935, sur proposition de Staline, le Bureau politique limoge le secrétaire du Comité exécutif central des soviets, Enoukidzé, son ami de jeunesse, accusé d’avoir protégé ces prétendus terroristes et d’avoir été l’amant d’une bonne partie des femmes employées au Kremlin, ce qu’il niera farouchement. Staline présente ce limogeage d’un vieux bolchevik aimable, célibataire endurci, quelque peu grisé par la belle vie, les danseuses, les automobiles, le bon vin géorgien et le champagne, comme une épuration moralisatrice. Il joue au chef sévère mais juste qui frappe le révolutionnaire parvenu en dépit des sentiments personnels. Maria Svanidzé s’extasie dans son journal intime : « Après le démantèlement du Comité exécutif central et le châtiment bien mérité d’Abel, je crois fermement que nous allons vers un grand avenir lumineux : ce nid de trahisons, d’actes arbitraires et de saletés légalisées me faisait peur. Maintenant il fait plus clair, toute la saleté sera balayée[771]. » Cette illusion lui vaudra la mort.
Le 21 mars, le Bureau politique accuse, dans une résolution, le personnel d’avoir répandu des « calomnies contre-révolutionnaires contre les dirigeants du Parti et du gouvernement, et en particulier le camarade Staline, afin de les discréditer ». L’enquête a amené le NKVD à découvrir, au cœur du Kremlin, un ensemble de « groupes contre-révolutionnaires » qui voulaient organiser des attentats « contre les dirigeants du pouvoir soviétique et du Parti, et au premier chef contre le camarade Staline[772] », ainsi désigné comme la cible principale. Le NKVD utilise les bibliothécaires, femmes de ménage et standardistes pour frapper plus haut. Il arrête l’intendant du Kremlin, le vieux communiste Ivan Loukianov, et ses trois adjoints.
Iejov, qui mène l’enquête, informe régulièrement Staline de ses développements. Au Comité central des 5-7 juin 1935, qui exclut Enoukidzé « pour dégénérescence politique et morale », il annonce la découverte dans l’appareil du Comité exécutif central de cinq groupes terroristes qui préparaient un attentat contre Staline, dont un groupe dit de jeunes trotskystes, dans lequel le NKVD fait figurer Serge Sedov, le fils de Trotsky resté en URSS, étranger à la politique. Les membres du personnel et les opposants sont accusés de s’être unis dans un « bloc contre-révolutionnaire de gardes blancs, d’espions, de trotskystes et de racailles kamenievo-zinoviévistes. Tous ces ennemis du peuple, aigris, jetés par-dessus bord de la révolution, se sont unis dans le seul but d’anéantir par tous les moyens le camarade Staline[773] ».
Ces étranges groupes terroristes installés au cœur du Kremlin, dont ils assurent le fonctionnement, ne font rien, mais ont besoin de conseillers militaires et d’explosifs. Le NKVD arrête un chef de la Direction des services de renseignements de l’Armée Rouge, qui « avoue » : il s’est allié aux trotskystes pour organiser en URSS la contre-révolution, et il a demandé au secrétaire de l’intendant du Kremlin les armes nécessaires à ces sombres projets.
Zinoviev, sorti un moment de sa prison, témoigne à charge contre son vieil ami Kamenev. Staline prend un plaisir particulier à dresser l’un contre l’autre ses deux anciens alliés inséparables. Zinoviev raconte que Kamenev lui a confié : « Le marxisme, aujourd’hui, c’est ce qui plaît à Staline. » S’il refuse d’affirmer que Kamenev avait l’intention d’attenter à la vie de Staline, il « n’exclut pas que les déclarations venimeuses et les manifestations de haine de Kamenev à l’encontre de Staline aient pu être utilisées à des fins contre-révolutionnaires directes[774] ». Il ne restera plus au NKVD qu’à découvrir de semblables déclarations venimeuses de Zinoviev lui-même à l’encontre du Chef pour retourner cette accusation contre lui.
En février 1935, au congrès des « fermiers de choc », Staline applaudit un certain Trofime Lyssenko, dont les traits du visage sont comme taillés à coups de serpe et qui dénonce, dans un même mouvement, les koulaks et les saboteurs hostiles à ses méthodes, en clamant : « Un ennemi de classe est toujours un ennemi, qu’il soit ou non savant. » Cette conclusion arrache à Staline un cri : « Bravo, camarade Lyssenko, bravo[775] ! » L’année suivante, Lyssenko annoncera : « Les gènes n’existent pas, c’est un mythe inventé par les idéalistes[776]. » Son ignorance est phénoménale, ses résultats nuls, mais peu importe à Staline ; Lyssenko réduit la science à la politique et, sous un verbiage prolétarien, justifie sa subordination totale à l’appareil du Parti. C’est un bon cadre.
Ce « professeur aux pieds nus », ainsi qu’on le désigne bientôt, fils de paysans, qui a commencé l’école à l’âge de 13 ans, s’est approprié les travaux du biologiste Zaïtsev, l’inventeur de la vernalisation – procédé qui vise à accélérer la germination des semences en les humidifiant à des températures très basses, pour parvenir à semer des blés d’hiver au printemps. Lyssenko se présente comme le père de la découverte et la met en pratique sans l’avoir sérieusement expérimentée. Cette application hâtive n’aboutit qu’à faire pourrir des tonnes de grain. Mais l’échec n’entrave nullement sa carrière. Au congrès de février 1935, il vitupère les paysans qui refusent la vernalisation et dénonce les koulaks et les saboteurs qui leur conseillent de ne pas humidifier les semences sous peine de les faire pourrir ! Et il hurle : « Sur le front de la vernalisation, ne s’agit-il pas toujours de lutte de classes[777] ? » Staline, charmé, propulse cet amateur qui annonce inlassablement des transformations miraculeuses de plantes toujours ratées. Indifférent à ces échecs, il applaudit à l’attitude politique de Lyssenko, non à ses compétences. Si Lyssenko n’arrive à rien d’ailleurs, c’est parce que ses adversaires, au service de la bourgeoisie, sabotent ses projets.
Du mécontentement verbal à l’attentat, il n’y a qu’un pas. C’est l’idée que Staline veut imposer. Il fait désormais systématiquement de l’attentat une pièce centrale des accusations proférées contre tous ceux dont il veut se débarrasser ; il craint aussi que sa dictature ne suscite la tentation terroriste dans la jeunesse. Le culte des populistes, qui ont assassiné un tsar et plusieurs chefs de la police, lui paraît dangereux. Le 25 février 1935, son nouveau favori, Jdanov, cite en privé la remarque de Staline : « Si nous formons nos gens par l’étude des populistes, nous allons former des terroristes[778]. » Il faut en finir avec l’exaltation des assassins des dignitaires tsaristes. Jdanov, dans la Pravda du 19 juin 1935, déplore que « notre jeunesse connaisse Jeliabov, les Ryssakov, Perovskaia [les assassins d’Alexandre II] mieux que les glorieux militants d’avant-garde et les héros formés par la classe ouvrière et le parti bolchevik », etc. Le 26 juin, Staline ferme, bien entendu « à sa propre demande », la Société des anciens bagnards et déportés politiques, accusée d’être un foyer de socialistes-révolutionnaires et de mencheviks et de propager les idées terroristes des populistes ; sa maison d’édition est liquidée et la parution de sa revue mensuelle, Le Bagne et la déportation, supprimée.
La défiance à l’égard des « populistes-terroristes » s’étend à l’activité des bolcheviks avant la révolution. Jdanov cite une deuxième remarque de Staline : « Du point de vue de l’histoire du Parti, la période d’avant 1917 relève de la préhistoire[779] », donc elle présente peu d’intérêt. Centrer l’étude sur elle au détriment de la période de liquidation des oppositions et du règne de Staline, précise Jdanov deux mois plus tard, ne peut qu’affaiblir l’armement idéologique et entraver « le démasquage des ennemis du peuple ». Le 26 mai, Staline dissout la Société des vieux bolcheviks, dont les mérites avant la révolution ne pèsent rien au regard des fautes des – nombreux – opposants, même éphémères. La dénonciation des populistes, héros d’avant-hier, et des vieux bolcheviks, héros d’hier, annonce la liquidation de la « vieille garde », dont le premier procès de Moscou, en août 1936, donnera le signal public. Iaroslavski pourra ainsi écrire en 1939 : « Les ennemis du Parti et du pouvoir soviétique se sont nourris aux sources théoriques et aux décisions tactiques du populisme […]. Ils ont emprunté à l’arsenal du populisme ses moyens et procédés de lutte, l’utilisation de la terreur individuelle à des fins de restauration contre-révolutionnaires […]. Ils ont préparé l’assassinat du chef du prolétariat et de l’ami des travailleurs, Staline[780]. »
Staline n’omet aucun détail. Lors du banquet rituel donné le 4 mai 1935 en l’honneur de la promotion 35 des académies militaires, il porte un toast à Boukharine : « Tout le monde l’aime ici […]. Et gare à quiconque se risquera à remuer le passé ! » Les invités lèvent leur verre, et applaudissent à tout rompre. Staline mesure ainsi la popularité de Boukharine, qui ne devine rien de la manœuvre, pas plus que les assistants. La veuve de Boukharine constatera : « Tout était chez Staline calculé, chaque pas, que dis-je, chaque centimètre[781]. »
Le 4 mai 1935, devant les jeunes cadres de l’Armée rouge, Staline se dégage de la « Iejovchtchina » dans un discours où il dénonce le désintérêt des cadres du Parti pour les hommes et leur existence, en évoquant, une fois n’est pas coutume, un souvenir de son exil en Sibérie. Au printemps, treize gars partirent ramasser des débris d’arbres dans le fleuve en crue. Ils revinrent le soir au village à douze, et lorsqu’on leur demanda : « Où est le treizième ? », ils répondirent avec indifférence : « Le treizième ? Il est resté là-bas. » A une question de Staline ils répondent, avec la même indifférence : « Il a dû se noyer ! » Comme l’un d’eux s’esquive pour donner à boire à sa jument, Staline leur reproche de ménager plus leur bétail que les gens et s’attire une réponse unanime : « Et pourquoi ménager les gens ? On peut toujours en faire, des gens ! Mais une jument… Essaie donc de me faire une jument ! » Staline étend cette manifestation de l’indifférence paysanne au Parti lui-même : « Il me semble que l’attitude indifférente de certains de nos dirigeants à l’égard des gens, des cadres, et leur incapacité à apprécier les gens sont une survivance de cette étrange attitude des gens pour les gens manifestée dans cet épisode qui s’est déroulé dans la lointaine Sibérie[782]. » Avec ce récit qui se conclut par l’affirmation restée célèbre que les « cadres décident de tout », Staline fait d’une pierre trois coups : il rappelle qu’il a été une victime de l’oppression et de la répression, il se différencie des dirigeants indifférents aux problèmes du peuple, mais souligne que l’insouciance à l’égard de la vie humaine vient de ce peuple même, et plus précisément de ces paysans qu’il vient de décimer… Comment s’apitoyer sur eux et sur ces dirigeants sans cœur frappés au cours des purges ? Ils ne l’auront pas volé…
Staline prépare un tour de vis au Goulag. Le 26 janvier 1935, Iagoda, dans un télégramme adressé à tous les camps, les assimile à des « établissements de bienfaisance » d’où on s’évade aisément. Le mot est de Staline. Le Goulag accueille alors en masse les victimes des purges, de la terreur politique et d’une législation pénale à la sévérité croissante, dictée, rédigée, contrôlée ou visée par Staline. Il a créé en novembre 1934 des « conférences spéciales » ou « troïkas » près le NKVD, investies du pouvoir de déporter sans jugement toute personne jugée « socialement dangereuse ». Plus brutal encore, un arrêté du 7 avril 1935 étend la peine de mort aux mineurs à partir de 12 ans. Le Goulag accueille en masse paysans, ouvriers, employés, adolescents, toutes victimes impuissantes du chaos de la vie quotidienne, de la désorganisation du travail, du désordre bureaucratique, de la faim.
L’assassinat de Kirov est suivi d’une redistribution des rôles dans la direction, de la promotion de nouveaux venus et d’un remaniement des fonctions des vieux compagnons de Staline, dont l’un, Valerian Kouibychev, membre du Bureau politique depuis 1927, disparaît en ce début d’année, le 25 janvier 1935, à l’âge de 47 ans. Son ivrognerie dépassait la moyenne bureaucratique et son cœur était assez fragile ; il semblait surtout éprouver bien des réticences à propos de la politique de Staline. En 1938, au troisième procès de Moscou, les trois médecins inculpés seront accusés de l’avoir empoisonné.
Le 27 février 1935, le Bureau politique adopte une résolution rédigée de la main de Poskrebychev, dictée et signée par Staline. Elle déconcentre et disperse les responsabilités dans le Secrétariat du Comité central et affaiblit ainsi l’influence des proches et vieux compagnons du Guide : Kaganovitch perd sa place de premier suppléant de Staline ; Iejov empiète sur les pouvoirs d’Andreiev ; Jdanov, nouveau secrétaire du Parti à Leningrad, contraint de passer dix jours par mois à Moscou, occupe au Secrétariat une place centrale que Kirov refusait d’occuper.
Raskolnikov, stalinien fidèle déjà rongé d’inquiétudes, entreprend, cette année-là, un portrait psychologique de Staline, qu’il laisse inachevé, comme s’il avait craint d’aller jusqu’au bout de sa réflexion. Il souligne son ascétisme et son indifférence à l’égard de la nourriture, du luxe et des biens matériels en général. « Il est méfiant et soupçonneux. […] il accorde une foi illimitée à tout ce qui peut compromettre quelqu’un, ce qui renforce ainsi sa méfiance naturelle […]. Il est exceptionnellement rusé. […] Nul ne peut rivaliser avec Staline dans l’art de "rouler" les autres. Il est perfide, fourbe et vindicatif. » Mais « sa caractéristique psychologique fondamentale, celle qui lui a donné une supériorité décisive, c’est une force de volonté inhabituelle, surhumaine. Il sait toujours ce qu’il veut et il cherche à atteindre son but pas à pas, avec un esprit méthodique inébranlable et implacable […]. Sa force de volonté écrase, anéantit l’individualité de ceux qui tombent sous son influence […]. Staline n’a pas besoin de conseillers, seulement d’exécutants. C’est pourquoi il exige de ses proches collaborateurs une soumission, une obéissance, une docilité totales, une discipline sans faille et servile[783] ».
Malgré toutes ces qualités, il est bien peu à l’aise en politique étrangère, dont il ne connaît ni les tenants ni les aboutissants. Il tente à nouveau de se rapprocher d’Hitler. Le 28 janvier 1935, Molotov déclare au VIIe congrès des soviets : « Nous n’avons pas d’autre désir que d’avoir plus tard aussi de bonnes relations avec l’Allemagne. » Au début de 1935, le conseiller de l’ambassade soviétique à Berlin, Bessonov, et l’attaché commercial David Kandelaki effectuent de discrets sondages auprès des nazis. Kandelaki rencontre Schacht en février 1935. Constatant la froideur d’Hitler, Staline met une sourdine à la dénonciation du traité de Versailles, qui servait de pont avec l’Allemagne d’hier et d’aujourd’hui, délaisse le langage ultrarévolutionnaire de la période antérieure, se tourne vers les démocraties occidentales et pousse les partis communistes à former des fronts populaires. Il s’emploie néanmoins à ne pas couper les ponts avec l’Allemagne nazie. Pour rassurer à la fois Berlin, qui dénonce le bolchevisme et ses rêves de révolution mondiale, et les démocraties occidentales, il se fait poser, le 1er mars 1935, par le journaliste américain Roy Howard, la question : « Qu’en est-il de vos plans et de vos intentions de révolution mondiale ? » Et Staline se récrie : « Nous n’avons jamais eu de pareils plans et de pareilles intentions […]. C’est le fruit d’un malentendu […] un malentendu comique, ou plutôt tragi-comique[784]. » Quelques jours plus tard, Toukhatchevski rédige un article dénonçant les plans de guerre d’Hitler. Staline le relit, le corrige, en modère le ton et en modifie le titre, d’où il supprime le nom d’Hitler, et qui devient « Les plans de guerre de l’Allemagne nazie » dans la Pravda du 31 mars.
Deux mois après, le 2 mai, Pierre Laval, président du Conseil français, se rend à Moscou pour signer un pacte d’assistance mutuelle franco-soviétique. Sur la photo rituelle, les deux hommes assis côte à côte ont l’air cousins avec leurs dents et leurs doigts jaunis, leur teint terreux, leurs yeux à demi bridés et, semble-t-il, leur rire épais. Le correspondant de Paris-Soir rapporte un dialogue édifiant entre ces deux roués, aussi riches de ruses que pauvres en scrupules : « Je ne suis pas un diplomate », affirme Staline. « Moi non plus », rétorque Laval. « J’ai l’intention de vous parler en toute franchise », reprend le Secrétaire général. « C’est pour cela que je suis venu[785] » réplique le député d’Aubervilliers. Staline appuie la politique militaire de Laval, le retour au service de deux ans, le renforcement de l’armée française. De retour à Paris, Laval annonce ce soutien qui prend à contre-pied le Parti et les jeunes communistes engagés dans la dénonciation antimilitariste des « gueules de vache ». Staline n’a pas jugé utile de les prévenir ; leur rôle est d’appliquer la volte-face de Moscou.
L’obéissance aveugle est le propre du bon cadre ; la réflexion individuelle est la marque du futur trotskyste et saboteur.
Staline ne renonce pas pour autant à ses gestes en direction d’Hitler. Lors d’un déjeuner à la villa de Molotov, fin novembre, le maître de maison déclare à Raskolnikov : « Notre ennemi principal, c’est l’Angleterre[786] ! » À la fin de l’année, l’ambassadeur Souritz est mandaté pour rencontrer le ministre des Affaires étrangères nazi, von Neurath. Le 3 décembre, Litvinov informe Staline que les résultats sont décevants. Pourtant, le 10 janvier 1936, Molotov revient à la charge dans un discours public : « Le gouvernement soviétique désirerait établir avec l’Allemagne de meilleures relations que les relations actuelles. » L’écho à Berlin est nul.
Dans l’arène internationale, Staline affiche encore un air de politicien provincial qu’illustre l’histoire racontée par Mikoian à son interprète Berejkov. Au début de l’été 1935, Mikoian doit partir aux États-Unis négocier un achat de matériel. Staline, désireux de prendre contact avec Franklin D. Roosevelt, lui présente un Américain, Cohen, membre lointain de la famille de Paulina Jemtchoujina, et lui chuchote : « Ce Cohen est un capitaliste. Lorsque tu seras en Amérique, prends rendez-vous avec lui. Il nous aidera à établir un dialogue politique avec Roosevelt. » Arrivé à Washington, Mikoian s’aperçoit que le « capitaliste » Cohen, simple petit propriétaire d’une demi-douzaine de stations d’essence, n’a pas ses entrées à la Maison-Blanche. Peu après, Henry Ford lui propose de le présenter à Roosevelt. Mikoian fait demander des instructions à Moscou par l’ambassadeur soviétique. Il ne reçoit aucune réponse et ne bouge pas. Berejkov s’étonne : pourquoi n’avoir pas saisi l’occasion ? « Vous connaissez mal Staline, lui répond Mikoian. Il m’avait ordonné d’agir par l’intermédiaire de Cohen. Si, sans son accord, j’avais utilisé les services de Ford, il aurait dit : "Ainsi ce Mikoian veut être plus malin que nous, il s’est lancé dans la grande politique." Il ne me l’aurait jamais pardonné. Il se serait obligatoirement souvenu un jour ou l’autre de cet épisode et l’aurait utilisé contre moi[787]. » En esquivant cette jalousie, Mikoian justifiait à l’avance la phrase qui courra plus tard sur lui : « Il est allé d’un Ilitch [Lénine] à l’autre [Brejnev] sans infarctus ni arrêt cardiaque. »
Deux mois plus tard, le 28 juin 1935, Staline reçoit Romain Rolland et lui parle d’abord de l’assassinat de Kirov et de la répression ultérieure, que l’écrivain approuve chaudement (« Vous avez eu raison d’écraser énergiquement les membres du complot dont Kirov a été la victime »). Il évoque ensuite le « complot des bibliothécaires » et le décret d’avril 1935, qui étend l’application des diverses peines prévues par la loi (dont la loi des Cinq Épis du 7 août 1932), et donc de la peine de mort, aux enfants de plus de 12 ans. L’humaniste pacifiste s’en inquiète. Staline le rassure. Le décret d’avril 1935 « a une signification purement pédagogique ». Qui vise-t-il ? Staline oublie les petits paysans affamés qui volent quelques pommes de terre et invoque, évoque ou invente des hooligans qui poussent les fillettes à se prostituer, tentent de tuer ou de débaucher les travailleuses de choc et les bons élèves qu’ils terrorisent, poignardent ou jettent dans des puits. Romain Rolland, ému, s’étonne : « Pourquoi ne publiez-vous pas ces faits ? Alors les raisons de la publication de ce décret seraient claires ! » Pourquoi ? Mais c’est évident ! « Pouvons-nous dire que nous l’avons édicté pour des raisons pédagogiques, pour prévenir les crimes, pour effrayer les jeunes criminels ? » (« Non, bien sûr », opine l’auteur de Jean-Christophe.) « Il serait dès lors inefficace, mais nous n’avons jamais appliqué et nous espérons ne jamais en appliquer les décisions les plus extrêmes » (c’est-à-dire la peine de mort). Pur mensonge. Staline revient ensuite sur le meurtre de Kirov et affirme cyniquement : « Les cent individus que nous avons fusillés n’avaient pas, du point de vue juridique, de lien direct avec les meurtriers de Kirov. » Mais ils avaient été envoyés de l’étranger pour commettre des attentats. D’ailleurs, ils ont demandé eux-mêmes la mort. Ils ont déclaré au procès (imaginaire, ces « gardes blancs » ayant été fusillés sans jugement) : « Nous voulions et nous voulons anéantir les leaders soviétiques, nous n’avons rien à vous dire, fusillez-nous si vous ne voulez pas que nous vous anéantissions. » Donc, « pour prévenir ce forfait », les autorités ont fusillé ces candidats volontaires au poteau d’exécution.
Staline joue ensuite la comédie du modéré, poussé à frapper malgré lui : « Nous voudrions bien ne pas appliquer le châtiment suprême aux criminels, mais, par malheur, tout cela ne dépend pas de nous […] et alors que nos amis en Europe occidentale nous recommandent le maximum de douceur avec nos ennemis, nos amis en URSS exigent la fermeté, ils exigent par exemple que l’on fusille Zinoviev et Kamenev, qui sont les inspirateurs du meurtre de Kirov. » Ainsi, en juin 1935, Staline avait déjà décidé d’abattre ses deux anciens alliés, et présentait ce dessein comme une exigence populaire s’imposant à lui. Il passe ensuite aux femmes « terroristes » du Kremlin, chargées de ranger les bibliothèques des dirigeants. « Ces débris des classes hier dirigeantes et aujourd’hui écrasées, de la bourgeoisie et des propriétaires fonciers […] se promenaient avec du poison, dans l’intention d’empoisonner certains de nos camarades responsables. Bien sûr nous les avons arrêtées, nous n’avons pas l’intention de les fusiller. Nous allons les isoler[788]. » Des bibliothécaires déambulant avec du poison qu’elles n’administrent jamais à personne, rien de tout cela n’étonne Romain Rolland, que Staline charge de transmettre sa bonne parole aux intellectuels français démocrates. Ce qu’il fera.
Le 27 juillet, le collège militaire de la Cour suprême juge à huis clos trente accusés de ce « complot du Kremlin », dont Léon Kamenev. La mécanique des procès grince encore : 14 accusés rétifs ne se reconnaissent coupables de rien, 10 se reconnaissent seulement coupables d’avoir entendu et écouté des déclarations « antisoviétiques » ou « calomnieuses » proférées par d’autres. Seuls 6 accusés, dont le frère de Kamenev, avouent avoir nourri « des intentions terroristes ». Ils sont tous déclarés coupables. Kamenev écope de 10 ans de prison, les autres de 2 à 10 ans, sauf le secrétaire et l’intendant, condamnés à mort et fusillés sur-le-champ. Cet événement marque une étape décisive vers les procès de Moscou. Staline a réussi en effet à arracher à Kamenev l’aveu qu’il est moralement et politiquement responsable du terrorisme : « Peut-être dans les cerveaux altérés des inculpés telle ou telle expression de mon mécontentement a pu prendre des dimensions fantastiques, monstrueuses, explique-t-il. Si quelque part, ajoute-t-il, est né un groupe contre-révolutionnaire qui aurait établi des plans de meurtre de Staline […] je devrais dire : "Oui, je suis coupable et je dois en porter la responsabilité."[789] » Ce demi-aveu est arraché à un homme manifestement brisé. Cette seconde condamnation de Léon Kamenev et l’avalanche des procès en six mois annoncent une nouvelle extension de la répression que Staline camoufle. Le 4 mai, il a proclamé : « De tous les capitaux précieux existant dans le monde, le plus précieux et le plus décisif, ce sont les hommes, les cadres […]. Dans les conditions actuelles, les cadres décident de tout. » Il faudrait, donc, semble-t-il, les protéger et les encourager. Mais la phrase a un sens caché. Si les cadres décident de tout, leur sélection est essentielle. Les mauvais doivent être éliminés.
En même temps, Staline prend des mesures d’apaisement pour dissocier les victimes de la purge en cours de celles de répressions antérieures, lesquelles bénéficient alors de quelques concessions et d’améliorations de leur sort. En juillet 1935, un décret blanchit le casier judiciaire des kolkhoziens condamnés à moins de cinq ans de réclusion et qui, depuis lors, « travaillent honnêtement et consciencieusement dans les kolkhozes ». En août 1935, un décret ordonne la libération massive et la radiation du casier judiciaire des peines des fonctionnaires condamnés en 1932, 1933 et 1934 pour diverses infractions économiques. Un décret de janvier 1936 sur la vérification des condamnations pour atteintes à la propriété sociale aboutit au réexamen de 115 000 affaires, à la révision de plus de 91 000 condamnations et à la libération de 37 425 condamnés. Cet assouplissement s’étend à la politique économique : une loi de mars 1935 permet ainsi l’élargissement des lopins individuels, qui, en 1937, en raison de l’indifférence profonde du kolkhozien à l’égard de son travail servile au kolkhoze, assureront plus de la moitié de la récolte de pommes de terre, de légumes et de fruits du pays, et plus des deux tiers de sa production de lait et de viande.
Staline méprise le Comintern, à ses yeux simple instrument de financement et de contrôle des partis communistes étrangers. Bien que membre de son présidium depuis avril 1931, il n’assiste pas à son septième et dernier congrès, tenu à Moscou du 25 juillet au 25 août 1935. Il l’a préparé avec Dimitrov, qui en assume la direction publique. Il fait désigner deux hommes du NKVD à ses organismes dirigeants : Trilisser, alias Moskvine, élu au présidium, et surtout Iejov, élu au Comité exécutif, avec Jdanov, Staline, Manouilski et Trilisser. Ce demi-illettré, jamais sorti de l’URSS, ne balbutie ni ne lit aucune langue étrangère et parle à peine le russe, mais est un spécialiste de l’épuration. Sa promotion annonce et prépare, au sein du Comintern et de ses partis, le prolongement de l’épuration engagée dans le parti soviétique depuis 1932, sous sa direction.
Le congrès s’ouvre par un hommage à Staline déclamé par Palmiro Togliatti, qui adresse un « salut ardent au chef bien-aimé du prolétariat international et de tous les opprimés » et annonce l’adoption d’une politique de Front populaire antifasciste (alliance des partis communiste, socialiste et républicain, équivalent du parti radical en France). Conséquence immédiate : les gauchistes Knorine, Piatnitski et Bela Kun, qui avaient montré une ardeur particulière dans la chasse aux sociaux-fascistes que conseillait Staline, sont écartés des organes dirigeants. Tito croit apercevoir Staline à deux reprises, à demi dissimulé derrière une colonne. Il se trompe. Staline est déjà parti en vacances…
Cet été 1935 est celui des ennuis familiaux. En 1934, Jacob a quitté sa première femme, à qui il a laissé un fils, et s’en est retourné à Moscou. Au cours de l’été 1935, il revient un jour en voiture en compagnie d’une ancienne chanteuse de cabaret à Odessa tout juste divorcée de son premier mariage, Ioulia Meltser, son aînée d’un an. Si l’on en croit Vladimir Alliluiev, qui rapporte des potins de famille, c’est elle en réalité qui l’a poussé au mariage ; elle s’est présentée un soir à sa porte, une valise à la main, et s’est installée chez lui. Staline désapprouve l’union : une ancienne chanteuse de cabaret, juive par-dessus le marché, c’est trop pour lui. Le mariage est néanmoins enregistré et célébré le 11 décembre 1935. Quelques mois plus tard, une ancienne maîtresse de Jacob, Olga Mikhailina, met au monde un petit garçon, qu’elle déclare sous le nom du père, Djougachvili, et que Staline ne verra jamais. Jacob verse chaque mois à la maîtresse abandonnée une pension alimentaire pour le petit Evgueni, qui deviendra le plus fidèle défenseur de la mémoire politique de son grand-père invisible : aux élections législatives de décembre 1999, devenu colonel de réserve, il sera un pilier de la liste « Un bloc stalinien pour l’URSS ».
Fin juillet, comme à l’accoutumée, Staline est donc parti se reposer à Sotchi. À la fin d’août, il renvoie ses deux enfants à Moscou pour la rentrée scolaire du 1er septembre, et confie au chef de sa garde personnelle, le général Vlassik, personnage obtus porté sur la boisson, le soin de contrôler leur travail. Un rapport de l’adjoint de Vlassik à son chef, en date du 22 septembre, fait un portrait contrasté des deux élèves : Svetlana travaille bien, Vassili mal. Il refuse un jour de faire de la chimie, puis de la géographie, s’amuse à écrire sur son cahier avec des encres diverses (noire, bleue, rouge), ce qui est interdit à l’école, oublie de prendre son cahier ou son stylo et refuse d’écrire avec celui d’un autre. Un jour, n’ayant pas fait ses devoirs, il refuse d’aller à l’école en prétextant un mal de gorge, mais n’accepte pas de montrer sa gorge à un médecin. Après les cours, à 15 heures, il joue chaque jour au football, jusqu’à 18 ou 19 heures, rentre à la maison fatigué et rechigne à faire ses devoirs. Capricieux, il est aussi anxieux et instable. Un jour, il écrit sur son cahier : « Vassili Staline, né en mars 1921, mort en 1935[790]. »
Le 17 octobre, Staline vient voir quelques heures sa mère à Tiflis – pour la troisième fois depuis 1917. La Pravda du 20 chante l’événement : « La mère de Staline, Kéké […] nous raconte les minutes inoubliables : "Vous me demandez quelle joie j’ai ressentie ? Mais le monde entier se réjouit en regardant mon fils et notre pays. Moi, sa mère, que devrais-je donc ressentir ? […] C’est un fils exemplaire […] Je souhaite à tout le monde d’avoir un fils pareil." » Le récit oral de la rencontre qui circule dans le pays est moins idyllique. Staline aurait demandé à sa mère :
« Pourquoi est-ce que tu me battais si fort ?
— Pour que tu deviennes bon comme tu l’es devenu. Et qu’est-ce que tu vas faire maintenant ?
— Tu te rappelles le tsar ? Eh bien je suis une sorte de tsar.
— Tu aurais mieux fait de devenir prêtre. »
Cette simple paysanne, née serve, qui ne se rendit à Moscou qu’une seule fois en vingt ans, garda jusqu’à sa mort la nostalgie de ce rêve inassouvi. Staline lui-même répéta autour de lui cette dernière réplique, où se reflétait le gouffre séparant son destin programmé de celui qu’il s’était forgé. Selon Svetlana, « le mépris de sa mère pour sa réussite immédiate, pour sa gloire sur terre, pour toutes ces vanités, le ravissait[791] ». Le récit lyrique de cette visite efface le décor : la mère du Guide vivait dans une chambre obscure et basse du palais de la ville, meublée d’un lit de fer avec une paillasse, d’un paravent, d’une table, de quelques chaises. Lorsqu’en 1930 elle reçut le journaliste américain Knickerbocker, elle s’excusa de n’avoir ni thé ni café à lui offrir. C’était un signe non de dénuement, mais de solitude. Les apparatchiks n’avaient à gagner que des ennuis en s’intéressant à la mère du Secrétaire général. Au cours des années précédentes, Staline était venu passer de longues semaines de vacances à Sotchi ou à Tskhaltoubo, à 300 ou 400 kilomètres de Tiflis, sans trouver un moment pour voir sa mère qui s’en était discrètement plainte en 1930 à Knickerbocker. « Il vient souvent en Géorgie, mais il va rarement plus loin que Sotchi sur la côte. Je crois qu’il y est maintenant. Sosso est venu me voir une fois en 1921 et une fois il y a trois ans[792]. » Ses visites à sa mère sont rares et ses lettres sèches, car il n’a rien à lui dire. Un abîme sépare l’univers maternel du sien. Sa fille Svetlana, le seul être qu’il ait aimé après la mort de Catherine Svanidzé, le lui reproche : « Il était aussi mauvais fils que mauvais père et mauvais époux, aussi peu prévenant dans un cas que dans l’autre. Tout son être était consacré à la lutte politique, et les étrangers avaient pour lui plus d’importance que ses intimes[793] », s’ils servaient ses buts.
La visite d’octobre 1935 ne procède pas d’un élan filial. Liée aux préparatifs de la Grande Terreur, elle remplit un objectif précis. Le reportage de la Pravda du 20 octobre présente le Secrétaire général sous le masque débonnaire d’un bon fils qui suscite l’attendrissement de sa vieille mère, et cela le sert évidemment. Il multipliera d’ailleurs les évocations sentimentales au fur et à mesure que la Terreur s’amplifiera. En 1937, il se fera ainsi photographier en compagnie de petits enfants sur l’aérodrome de Touchino.
À la fiction d’un Kirov « fidèle second » abattu (à répétition) par les « ennemis du peuple », trotskystes-zinoviévistes et droitiers, Staline ajoute celle de l’ouvrier modèle qui pulvérise les records de production comme un champion sportif. Dans la nuit du 30 au 31 août 1935, le mineur Stakhanov extrait 102 tonnes de charbon en un peu moins de 6 heures, alors que la norme est de 7 tonnes.
D’autres mineurs font mieux dans les jours qui suivent. Le 13 septembre, un certain Artioukhov extrait 311 tonnes. Quelques jours après, Stakhanov met tout le monde au pas en extrayant 324 tonnes. Il se promènera ensuite de conférence en conférence et adhérera au Parti, avant de sombrer, oublié de tous, dans l’alcool. On n’apprendra que cinquante ans plus tard qu’il avait été secrètement assisté de deux aides. Le mouvement stakhanoviste, qui pousse chacun à se dépasser, élève les normes de production et récompense ses champions de primes et privilèges divers, est né. Quiconque rechignera à cette émulation constante (au premier chef, les ingénieurs et techniciens) sera dénoncé comme saboteur.
Il manque le pendant intellectuel au personnage de l’ouvrier exemplaire. Staline le trouve ou plutôt le fabrique en novembre 1935. Le 24 de ce mois, l’ancienne compagne de Maiakovski, Lili Brik, sur le conseil du vice-président du Guépéou, Agranov, se plaint dans une lettre à Staline du mépris dans lequel est tenu l’œuvre de Maiakovski, mort cinq ans plus tôt. Staline réagit aussitôt à cette demande attendue en transmettant la lettre de Lili Brik à Nicolas Iejov, accompagnée d’un commentaire impérieux : « Maiakovski a été et reste le meilleur, le plus talentueux poète de notre époque soviétique. L’indifférence à l’égard de son souvenir est un crime[794]. » Qui dit crime dit NKVD, d’où l’appel à Iejov. Staline l’invite à mobiliser Mekhlis, rédacteur en chef de la Pravda : « Si mon aide est nécessaire, je suis prêt », ajoute-t-il. Confier à un policier inculte et à demi illettré la promotion de Maiakovski montre bien qu’il ne s’agit pas d’une question littéraire. Selon le mot de Pasternak, Staline va promouvoir Maiakovski comme jadis Catherine II imposa la culture des pommes de terre. Maiakovski a l’avantage énorme d’être mort, silencieux à jamais, et donc de pouvoir être utilisé sans risque, sous réserve de coupures éventuelles.
Staline peaufine en même temps son propre culte. Cette même année, il confie à Beria la tâche d’écrire une histoire du bolchevisme dans le Caucase qui le mettrait enfin au premier plan, dès sa naissance. Jusqu’alors, les révisions de l’histoire étaient effectuées par des professionnels de la plume, historiens ou publicistes. Pour la première fois, Staline mobilise à cette fin un simple policier. C’est une indication claire : désormais l’histoire relève de la police. Mais il faut bien écrire ; l’inculte Beria se décharge de l’entreprise sur un publiciste, Bedia, dont il contrôle minutieusement le travail et qu’il fera fusiller deux ans plus tard, une fois son œuvre achevée, pour la plus grande gloire du Secrétaire général.
Beria participe pour la seconde fois au repas donné pour l’anniversaire de Staline, le 21 décembre 1935. Après le dîner, le grassouillet Jdanov empoigne son accordéon et, malgré quelques fausses notes (« l’accordéon s’est abîmé plusieurs fois », note Maria Svanidzé !), la compagnie chante à tue-tête des chansons abkhazes, ukrainiennes, des chansons d’étudiants et à boire. Postychev prend Molotov par la taille et se lance avec lui dans une danse endiablée. Staline rit à gorge déployée. Puis on passe dans le vaste bureau. Staline branche son gramophone. Les danses russes se mêlent au fox-trot. Les danseurs invitent Staline à se joindre à eux. Il refuse : « Depuis la mort de Nadia, je ne danse plus. » Mais c’est lui qui met le disque, toujours le même, et le même que l’année précédente… « Sa nature est marquée par la constance[795] », note Maria Svanidzé… La fête dure ainsi jusqu’à quatre heures du matin.
Cette gaieté familiale dissimule aux invités, qui n’ont pas participé au Comité central réuni quelques jours plus tôt, l’annonce de la nouvelle saignée décidée par Staline. Après avoir dressé le bilan des exclusions massives permises par le contrôle des cartes, le Comité central a, par une résolution spéciale, désigné une nouvelle liste d’adhérents à chasser de ses rangs : « Les espions des services de renseignements étrangers, qui se sont glissés dans le Parti communiste russe en prenant l’aspect d’émigrés politiques et de membres des partis communistes frères. » La menace de l’arrestation, du camp et de l’exécution pèse désormais sur les milliers d’émigrés politiques, communistes et parfois socialistes, d’une trentaine de pays du monde, inconscients du sort qui les attend. Six mois à peine après le septième et dernier congrès d’une Internationale condamnée à mort par le « socialisme » national, Staline organise la chasse aux communistes étrangers, systématiquement accusés d’espionnage[796]. C’est le revers de l’épuration sanglante qu’il déchaîne contre son parti, dont la vie a été, depuis 1919, liée à celle l’Internationale. Il est décidé à noyer dans le sang cette tradition internationaliste.
En même temps Staline semble vouloir faire un geste vers les « éléments socialement étrangers » en répondant à un fils de koulak contrit : « Le fils ne répond pas des actes de son père[797]. »
Dans son bureau, depuis quelques mois, Iejov achève la rédaction d’un ouvrage qui doit le hisser du rang d’enquêteur privilégié de Staline à celui d’exécutant suprême de la politique répressive : Du fractionnisme à la contre-révolution ouverte. Rien ne correspond mieux aux désirs de Staline en cette fin d’année.